Le petit peuple pédalant tient son congrès annuel la première semaine du mois d'août. Depuis plus de soixante ans, la Semaine Fédérale (SF) de la Fédération Française de Cyclo-Tourisme rassemble dans l'un ou l'autre des quatre coins de l'hexagone (sic !) les cyclotouristes qui pédalent chaque jour sur un des trois ou quatre parcours, au choix. Sauf le jeudi. Le jeudi, c'est pique-nique et un seul parcours, parfois deux, est au programme.
Un temps, la SF a atteint le gigantisme. Quinze mille pédaleurs et leurs accompagnateurs(trices) tombaient sur la ville choisie - par elle-même - comme une nuée de criquets. L'effet est garanti. La boulangère, à neuf heures du matin, a du mal à s'en remettre : « regardez-moi ça ! Y'en a des grands, des petits, des gros, des maigres, des vieux, des jeunes, des hommes, des femmes, des qui traînent des remorques avec le bébé dedans ! J'en ai vu une avec un canotier sur la tête, la radio à tue-tête dans le panier avant, et le petit chien dans le panier derrière ! Et ça n'arrête pas depuis six heures ce matin ! Il en sort ! Il en sort ! »
J'avoue une préférence pour l'humanité un peu dispersée sur l'humanité compacte. La foule de la semaine fédérale n'a rien à voir avec une marée humaine. Ces quinze mille typesses et types, avec toutes espèces de vélocipèdes, randonneuse, hi-tech titane ou hollandais, sont a priori mes potes. Il y en a qui roulent comme des pitt-bulls, les incisives accrochées dans la potence, d'autres qui s'arrêtent à chaque virage pour admirer le paysage. Parfois ce sont les mêmes. On devient poète au fil des kilomètres.
La semaine fédérale réussit chaque année ou presque à me faire apprécier ce pour quoi je n'ai guère d'attirance : la buvette à flonflons, les repas collectifs, les bandes de copains qui s'apostrophent à cent mètres. Je sais pourquoi. Ces humains-là sentent la sueur, et pas le mazout. Le bruit mécanique le plus puissant qu'ils émettent, c'est celui de leur sonnette. Un tube d'une semaine fédérale aura été celui du son du pouet-pouet Fisher Price, bleu pour les gars, rose pour les filles. Ça c'est vendu à pleins cartons. La pratique du vélo a quelque chose à voir avec l'enfance.
apéro du soir à la SF, les gars d'un côté et les filles de l'autre
Ce congrès annuel n'est pas nostalgique. Les dernières avancées technologiques, en matière vestimentaire, de roulement à billes, de selle articulée, de matériau pour les cadres... suscitent force commentaires et avis contradictoires abondamment débattus dans l'agora qu'est le village fédéral où les exposants proposent nombre de trucs et de machins généralement introuvables et furieusement indispensables.
Je viens à la SF traîtreusement. Avec mon 700 à pneus fins. Sa moindre résistance au roulement me fait me sentir un chouïa moins nul dans les montées. Des montées, à la SF, il y en a. Je ne mettrai pas spontanément les roues dans les cols proposés si je ne venais pas à la SF. Pas fou. Comme je ne suis pas seul à peiner, ça remonte le moral. « Est-ce que quelqu'un a une roue libre à vendre ? La mienne est finie ! » « Si j'arrive en haut, je vends mon vélo. Si je n'y arrive pas, je le jette ! » La faconde du nul en bosse est sans limite. Pourtant, il y arrive toujours, en haut. J'ai hésité cette année. Je vais à peine moins vite avec le 650 - à peu près dix pour cent, ce qui à six kilomètres à l'heure est négligeable - et il est beaucoup plus confortable. On verra l'année prochaine.
Mon objectif est simple : faire cinq à six heures de selle par jour. L'entraînement est de qualité pour le voyage qui arrive aussitôt après dans mon calendrier. Je m'entraîne en altitude, comme les meilleurs athlètes. J'ai mes journées pour pédaler, regarder, visiter, photographier et discutailler, certains diront surtout discutailler. Les congrès sont faits pour échanger sur les dernières avancées de la science. Je m'y consacre avec ferveur.
La semaine fédérale présente quelques inconvénients. Les rapides gueulent « à droite » à tous les traînards agglutinés qui papotent au moins autant qu'ils pédalent. On leur répond « si t'es pressé, t'as qu'à te lever plus tôt », voire « pour les urgences, c'est pas la bonne fédération ». Les campings fédéraux offrent des installations sanitaires provisoires au confort minimaliste, mais suffisants tant qu'il fait beau. Ces habituels champs de patates se transforment facilement en fange à la première averse. On le sait. On fait avec. Ou on fait autrement.
Les embouteillages de vélos aux feux rouges sont suffisamment rares pour être appréciés. Les rapides qui vous dépassent dix fois par jour, dont cinq fois dans la même montée, offrent une illustration amusante de la fable du lièvre et de la tortue.
Pour une fois majoritaire, il en est qui en profitent pour s'imposer aux bagnoles, aussi stupidement que les bagnoles le font le reste de l'année. Ils sont dangereux pour eux-mêmes, et pour les autres cyclistes que le furieux engoncé dans ses deux tonnes de ferraille rencontrera à un autre moment. La route est une cours de récréation, les plus costauds ont raison. Roulez avec un type de cinquante kilos et avec un autre de cent, et vous verrez que les automobilistes sont plus calmes avec les balèzes qu'avec les nains. Cour de récré.
Heureusement, la majorité des utilisateurs de la voie publique a une attitude socialement acceptable, peut-être même un peu plus ces derniers temps parce que le bâton est devenu plus gros. La proportion de tarés n'est pas très différente d'une catégorie à l'autre. Le conducteur de char d'assaut (un 4x4 chromé par exemple) est plus dangereux qu'un pousseur de brouette. Les lois de la physique font qu'un truc lourd qui va vite tape plus fort qu'un machin léger et pas rapide. Les lois de la société font qu'un propriétaire de 4x4 chromé veut en imposer, ou se protéger (ce qui revient au même), et sera donc d'autant plus redoutable.
La semaine fédérale continue de rassembler les cyclotouristes écrémés. Les vélos légers « de course » y sont plus nombreux chaque année, au détriment des randonneuses, des « routiers ». L'état d'esprit majoritaire n'est pas, pas encore, la performance à tout prix. Les cyclistes du dimanche ne roulent pas toute une semaine. Pourvu que ça dure !