Avant que d'aller voter pour les dernières élections régionales, la petite famille s'est réunie autour d'un goûter. Une des listes se proclamait « la gauche vraiment ». Nous nous sommes donc amusés à classer les autres listes en « la gauche pas vraiment », « vraiment pas la gauche », etc.
Il serait peut-être possible de classer des activités « sportives » de la même manière, dans le même esprit teinté d'ironie. Le problème est que le sport est une notion au moins aussi polysémique que la gauche. Autant la petite famille était implicitement d'accord sur ce qu'est la gauche, et il était alors facile d'ironiser ensemble sur un classement, autant c'est beaucoup plus difficile pour le sport, parce que chacun a son idée sur le sujet, et que les chacuns sont nombreux.
Ainsi (pompé dans Wikipédia), une équipe de l'UFR-Staps de l'université de Bourgogne estimait en 2004 que « Le sport moderne, (..) renvoie à l'idéologie de Coubertin, caractérisée par la compétition, la performance, l'entraînement dans des structures institutionnelles (fédérales et scolaires) afin de lutter contre l'oisiveté et les risques de dégénérescence psychologique et physiologique de l'homme ». Mon activité de cycliste voyageur, et même de cyclotouriste, fait que je ne me reconnais pas dans cette idéologie. Pourtant, j'appartiens à un club « omnisport », en fait axé sur les différentes disciplines du vélo, dont deux composantes ne relèvent pas de la définition du sport moderne : le cyclotourisme et la randonnée pédestre. Ces deux composantes n'ont aucune sorte de problème de cohabitation avec nos amis compétiteurs.
L'idéologie de Paul de Vivie, dit Vélocio, relève plus généralement du courant hygiéniste de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. Les cyclotouristes - Vélocio a inventé le mot « cyclotourisme », sont dedans et hors du sport. Comme les hygiénistes, ils reconnaissent, et pratiquent, les vertus de l'activité physique. Ils sont souvent adhérents d'associations qui participent du lien social, même si les cyclo campeurs sont beaucoup moins grégaires. Pourtant, ils ne pratiquent pas la compétition. En conséquence, ils ne sont pas concernés par les classements, le gain, la gloire, les spectateurs et la médiatisation. Ils sont même plutôt agacés par les effets de ces aspects du « sport moderne ». Le débat entre les « sportifs » et les « non sportifs » traverse les pelotons. Il existe des cyclistes, dont des cyclo campeurs, qui font aussi de la compétition, à d'autres moments. Le débat traverse les personnes.
Remonter de l'autre côté, ce n'est pas du sport. Juste un effort physique.
On se définit souvent par rapport à ce qui nous est le plus proche sans être nous. Les cyclotouristes se définissent donc, aussi, par rapport aux compétiteurs à vélo sur route. Ils sont donc quelque part des « non quelque chose » non gloire, non gain, etc. Les effets de cette différenciation sont visibles et audibles. Tel sera fustigé pour son attitude de « couraillon », parce qu'il singe de manière caricaturale le comportement des coureurs en cherchant à profiter du groupe au lieu de s'y intégrer. Tel sera plus ou moins rejeté parce que son vélo n'est pas conforme au modèle traditionnel : garde-boue, sacoche de guidon, porte-bagages, etc. L'identité, le sentiment d'appartenance est peut-être ce prix. Ce n'est en rien propre au cyclotourisme. Il en va de même dans la société en général. Madame Sans Gêne était sans gêne parce qu'elle ne respectait pas les codes du groupe social où elle évoluait. Il m'arrive donc de considérer que je ne fais vraiment pas du sport.
Le cyclotourisme ne peut se réduire à la seule dimension de l'effort physique. Néanmoins, au sein de la fédération française de cyclotourisme, plusieurs sous-disciplines coexistent. La dimension plus « sportive » y est également présente. Les brevets, qui consistent à accomplir des distances, parfois longues : 50, 100, 200, 300, 400, 600, 1000 km d'affilée, ou en franchissant plusieurs cols en montagne dans la même journée, pendant un temps maximal et sur un parcours dont la description sommaire est fournie à l'avance, en sont un exemple. Les conditions sont rustiques. Le parcours n'est pas fléché. L'assistance, telle la voiture suiveuse, est interdite "pour ne pas biaiser l'esprit de l'autonomie". Tous les cyclotouristes ne font pas les brevets au long cours. Ils sont une bonne école d'apprentissage de la gestion de soi, que l'on retrouve dans le voyage à vélo.
Les brevets longue distance non plus ne sont pas du sport, puisque je n'étais en concurrence avec personne (d'ailleurs la compétition individuelle est interdite).
Je me sens plutôt en accord avec cette citation tirée du site de la Fédération française de cyclotourisme, même si le moins de sport possible est pour moi le mieux : "Chez nous, pas de compétition, pas de médaille ni de classement liés à la performance, à la vitesse, ou au record. Une seule chose a de l'importance : PARTICIPER et cela non pas pour gagner un quelconque trophée, mais pour rencontrer, partager, donner, recevoir, découvrir, aimer. C'est cela notre championnat et nous en sommes fiers ! C'est dans cet esprit que nos clubs organisent des randonnées et que nous éditons des calendriers de l'ensemble de ces manifestations. Afin d'enrichir la vie fédérale nous avons créé des brevets qui concilient tous les aspects de notre activité : le tourisme, le sport-santé et la culture. Ils permettent de découvrir la France au rythme de voyages à vélo, seul ou en groupe. Avec plus ou moins de sport ou de tourisme, selon les envies, les moyens et les disponibilités de chacun, ils permettent d'acquérir des souvenirs : médailles, diplômes..."
Le voyageur à vélo est encore plus minoritaire que le brevetiste. Son parcours est libre. Il choisit sa vitesse. Les distances sont à sa libre appréciation. Appartenir ou non à une association relève de son seul choix. Le vent, la pente ou la chaleur auront toujours le dernier mot. On fait avec plus qu'on ne les combat. Jean Bobet écrivait dans Cyclisme de plaisance, éditions Prosport en 1980, page 118 : « L'humilité. Un cyclotouriste trouve toujours sur sa route un cyclotouriste meilleur grimpeur ou meilleur rouleur ou meilleur mécanicien ou meilleur photographe ». La liste pourrait être allongée. Le voyageur à vélo trouve toujours un voyageur à vélo meilleur lecteur de cartes, meilleur conteur, etc. Son état d'esprit est proche de celui du randonneur pédestre. Il fait le choix d'un moyen de transport mu par la force musculaire, avec l'aide éventuelle d'un petit moteur électrique l'âge venant ou la santé défaillant. Il est d'abord un touriste en prise directe avec les autres humains et les lieux où il passe, mettant à profit sa lenteur relative pour les apprécier pleinement. Il n'est pas vraiment un sportif au sens coubertiniste.